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Charb et Brague

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braque.pngComme les tremblements de terre, les répliques de l'exécution des Charlie font leur lot de victimes. Cependant, là comme ailleurs, la règle du mort kilomètre s'applique. Plus les victimes sont éloignées, inconnues, anonymes, misérables, moins elles intéressent les lecteurs et donc les journalistes. Le blogueur Raif sort de l'anonymat non par ses écrit mais par la barbarie du châtiment qui le frappe. Un châtiment infligé par des cons - des exécuteurs zélés et aux ordres - et décrété par des cons, selon la typologie Charlie.

Infliger mille coups de fouet à un citoyen parce qu'il réclame que son pays, l'Arabie, se gouverne par elle-même et rompe avec la tutelle des imams, ne peut en effet être qualifié que de con, car dire que cette sentence est injuste sous-entend qu'une sentence plus mesurée pourrait être juste...

Sur ce plan, Charlie Hebdo est une lecture revigorante. Les gags sont parfois répétitifs, mais, au fond, pas plus que les conneries qu'ils dénoncent. Dans le fameux numéro millionnaire et épuisé, Legor Gran livre en page 12 l'interview surréaliste de Charb au moment où les balles des cons font passer le patron de Charlie d'un ici pas forcément bas  à un partout et nulle part, qui fait immanquablement penser au Christ entre sa résurrection et son ascension. 

Tu me vois, demande l'humain surpris?

- Mieux que ça, je te sens, tovaritch. Je sais qu'en ce moment tu hésites entre larmes et colère... 

... C'est rageant de se faire buter par des minables, non, demande l'humain? 

- Je sens de l'aigreur, pas bon, répond Charb-partout-et-nulle-part. Dis-toi que le combat éternel, le seul qui vaille, n'est pas celui du bien contre le mal, mais celui de la finesse contre la connerie. Il est donc normal à notre niveau de charrier du con toute la journée - telle est noté brouette de Sisyphe, jusqu'au derer soupir. 

Il est vrai que les cons, djihadistes de tout poil et de toute croyance, sans même que Dieu y soit pour quelque chose, croient qu'il suffisait de sulfater les Charlie pour les faire disparaître. On comprend l'embarras de Hollande qui envoie le Charle de Gaulle et son armada pilonner EI, au côté d'Obama, alors que la lutte contre les cons est un combat quotidien en soi et autour de soi.

Cependant, lutter contre les cons ne suffit pas. Qu'est ce qu'on fera quand ils seront tous éliminés? Ça n'arrivera jamais? Peut-être, n'empêche que la question demeure. Et c'est là qu'entre en scène Brague. 

Il ne fait pas partie des victimes du 7 janvier et reste donc inconnu sauf aux lecteurs du Figaro qui l'interroge ce samedi sur une pleine page et à ceux de La Croix

Rémi Brague ne s'en laisse pas compté. Ce curieux voit bien qu'il n'y a pas grand chose de nouveau sous le soleil du sursaut républicain. Dans La Croix, c'était en août 2014, il a cette formule en parlant de ses contemporains qui à force de rester sur la touche et de conserver leur quant-à-soi sont des tank-à-soi, des gens cuirassés, qui ont perdu le sens du don. 

Or le don de soi, c'est ce qui crée le lien, c'est ce qui fait la société. Le Christ est le don de Dieu. Chacun peut le recevoir ou l'ignorer. Ensuite, poursuit le philosophe chrétien, à chacun de savoir dire ou non merci, au sens d'obligé qu'on retrouve dans le mot obrigado portugais. Et de tisser la toile du don.

L'Internet de l'amour en quelque sorte. Qu'on ne trouve pas toujours dans Charlie Hebdo. Du moins au premier degré.

 

L'interview de Frédéric Mounier parue le 29 août 2014 dans La Croix

 Se lier, n’est-ce pas aujourd’hui anachronique ? 

 Rémi Brague : La société contemporaine me donne l’impression que chacun se conçoit soi-même comme une forteresse assiégée. La personne, enfermée en elle-même, envoie vers les autres des tentacules pour les capturer. Les gens sont comme braqués les uns sur les autres, essayant d’être à la fois des objets de désir, voulant que l’autre les envie, et cuirassés.

Le « quant-à-soi » devient ainsi un « tank-à-soi ». Chacun est blindé et, en même temps, désire être désiré. Le seul lien qui reste est alors une chaîne. Il s’agirait de tenir les autres en respect et en laisse. L’amour, c’est le contraire. Il ne peut pas ne pas accepter le risque qu’il y a à se livrer.

 Si un de vos étudiants vous expliquait, au nom de la liberté, son refus de tout lien avec une religion, que lui diriez-vous ? 

 R.B : Refuser tout lien, c’est vite dit. On prêche un monde de flux, « liquide », mais, à l’intérieur de cette « soupe », on souhaite former des grumeaux, avec ceux qu’on veut, au moment où on veut, pour la durée qu’on veut et dans les conditions qu’on veut. C’est très sensible sur le plan affectif ou familial.

Je répondrais donc à mon étudiant qu’il va seulement glisser à la surface de sa vie. Et finir insatisfait. Au lieu de se détacher de tout lien, il sera enchaîné à son pauvre petit ego racorni.

 C’est dur ! 

 R. B. : Oui. Mais est-ce faux ? Puis, je poursuivrais avec le Deutéronome : « Choisis la vie ! » Quand j’étais adolescent, je trouvais cela idiot : que peut-on choisir d’autre que la vie ? Mais je constate que beaucoup choisissent ce qui conduit à la mort, sans le vouloir, ni le savoir. Choisir la vie ne va pas de soi, et suppose d’accepter le lien libérateur.

 Le christianisme n’est-il pas trop exigeant à vivre ? 

 R. B. : Le fait que quelque chose est exigeant n’est pas forcément une objection. Regardez le sport, le fitness, le bodybuilding. On est prêt à faire des sacrifices, pour se transformer, pour être à la fois désirable et capable de se défendre. Curieusement, on a du mal à se fonder sur ce modèle pour concevoir le reste de la vie. Lorsqu’il s’agit de sortir, de se décuirasser, de se livrer, pourquoi avons-nous tant de mal ?

 Parce que ce serait perçu comme une atteinte à la liberté individuelle ? 

 R. B. : Cette liberté-là serait celle du taxi : un taxi « libre » est vide, ne va nulle part, est prêt à se faire prendre d’assaut par n’importe qui, qui le mènera n’importe où. Je ne trouve pas cette liberté-là intéressante. Je lui préfère la liberté de prendre son propre volant, d’aller quelque part, de s’engager vraiment. Je préfère une 2CV que je conduis moi-même à une Lamborghini taxi. Celui qui va quelque part pense à la destination et pas à lui.

 Mais un certain discours public nous dit :  « Pour être libre, ne vous liez pas. »  

 R. B. : Ce discours public a tout faux. Pourquoi le tient-on ? Parce que cela favorise la consommation. Elle suppose non seulement la liberté du taxi, mais la liberté du Caddie. Lui aussi est vide, et il va se remplir de tout ce qu’il va croire vouloir, à la suite des sirènes de la publicité. Le marché est ainsi le pire ennemi de la liberté.

 Alors même qu’il s’en réclame ? 

 R. B. : Exactement. On parle du « libre-échange ». Mais il y a aussi la « chute libre ». Spinoza l’a dit : si la pierre était consciente, elle croirait qu’elle tombe librement. L’ivrogne croit qu’il boit librement.

 Dans ce contexte, quelle est la singularité de la foi chrétienne ? 

 R. B. : Toute la pensée chrétienne repose sur l’idée du don, fait à l’homme, et à la réponse que celui-ci peut lui apporter. Dans le système que j’évoque, il n’y a pas de retour possible. Dans la mesure où l’on se donne tout entier, il doit y avoir quelque chose de stable, et qui doit résister à la « soupe » dont j’ai parlé.

 Il s’agit donc bien d’un lien ? 

 R. B. : Absolument. C’est un lien voulu, reçu, capable de libérer.

 De quelle manière ? 

 R. B. : « Livrer » a la même étymologie latine (liberare) que « libérer », d’où « livraison » et « délivrance ». Se livrer amène à libérer en soi des choses dont on ne se pensait pas capable, toute une dimension qu’on ignorait jusqu’à présent. On se découvre capable d’aimer, ce qui n’est nullement évident. 

Cette capacité est quelque chose que nous recevons, et non pas un rayon lumineux que nous pourrions braquer sur tel ou tel objet. L’amour nous révèle à nous-mêmes. Il nous montre que nous sommes capables de vraiment désirer et de nous lier à une personne.

 Ce lien proposé ne se réduit donc pas à l’adoption de valeurs ? 

 R. B. : Ah non, alors ! Je m’énerve toujours lorsqu’on parle des « valeurs » chrétiennes. D’abord parce qu’elles sont universelles. Ensuite parce qu’on ne peut pas aimer une valeur, on ne peut pas se lier à elle. Au contraire, elle nous lie, comme une « ob-ligation ». Si on aime le Christ, les valeurs viendront par surcroît. On n’aura pas besoin de « se faire la morale » : elle viendra toute seule !

 Si on accepte ce lien ? 

 R. B. : Si on accepte de se lier à Celui qui a accepté de se laisser lier pour nous. Le Dieu aux mains clouées est particulier : il ne peut pas les refermer et ne peut que donner. Pour un personnage d’Aristophane, si les statues des dieux païens ont une main tendue, c’est pour recevoir…

 Ces mains ouvertes du Christ supposeraient d’autres mains ouvertes, celles des hommes ?

 R. B. : Oui, avec une nuance : je voudrais en finir avec l’idée, présente notamment chez Nietzsche, suivant laquelle Dieu aimerait les gens à condition qu’ils croient en lui. Mais la foi n’est pas la condition pour recevoir, elle est le fait même de recevoir. 

Aimer Dieu n’est pas la condition pour que, en échange, il nous pardonne nos péchés. Ce serait aussi malin que de dire qu’un verre d’eau va étancher ma soif, « à condition » que je le boive. Ou que Dieu nous donne quelque chose « à condition » qu’on le prenne. La foi est l’accès même à tout ce que Dieu peut nous donner. C’est parce que nous acceptons de le prendre que Dieu peut nous le donner.

 Et pour cela, il faut tomber la cuirasse ? 

 R. B. : Il faut accepter d’avoir quelque chose à recevoir.

 De se lier ? 

 R. B. : Oui, et d’être ainsi les « obligés » de Dieu. L’idée d’obligation prend un tout autre sens, celui de la reconnaissance, de l’acceptation de recevoir. Comme on dit en portugais obrigado pour dire « merci ». Quand on dit merci, on n’a pas encore rendu : on constate que l’on reçoit.

 À quelles idoles être attentif aujourd’hui ? 

 R. B. : Elles ne manquent pas ! Elles ont déjà été dénoncées par les prophètes d’Israël. Tous les lieux de puissance peuvent être idolâtrés. À leur époque, c’étaient les dieux de la fécondité des champs et des troupeaux. Puis ce fut la puissance politique. Aujourd’hui, la puissance a d’autres visages : la puissance financière, médiatique, celle de la beauté, qui suscite l’envie (plus que le désir). Et ce qui s’appelait fécondité dans un monde agricole se nomme désormais, dans nos civilisations industrielles, productivité.

Ces nouvelles idoles demandent, à nouveau, des sacrifices humains. Un seul exemple : qui veut à tout prix faire carrière doit sacrifier sa vie personnelle et familiale. Nos idoles exigent des jeunes gens qu’ils se laissent presser le citron, qu’ils quittent le bureau pour la maison de plus en plus tard, etc.

 Face à ces idoles, que dit le christianisme ? 

 R. B. : Il appelle à la vie, à l’humain. Il défend l’homme contre ces Moloch modernes qui voudraient le mettre à leur service.

 Le paradoxe, c’est que ces « Moloch » sont réputés être des lieux d’épanouissement, alors que le christianisme est réputé être un lieu d’asservissement. 

 R. B. : C’est parfaitement juste, à 180° près…

 Comment, dans l’Histoire, le christianisme s’est-il extrait des idoles ? 

 R. B. : Le terrain avait été abondamment préparé par le judaïsme. Si le christianisme a contribué à la disparition des idoles, c’est en généralisant la polémique que les prophètes d’Israël avaient déjà amplement développée, en la faisant porter par exemple sur l’État romain.

Mais n’oublions pas que le monothéisme ne signifie pas forcément refus de l’idolâtrie, pas plus que le polythéisme ne serait synonyme d’idolâtrie. Il peut très bien y avoir un monothéisme idolâtrique. Les chrétiens n’y ont pas toujours échappé. 

Le danger n’est pas dans le nombre des dieux, mais dans l’idolâtrie. Il ne suffit pas de n’avoir qu’un seul dieu. Certains dieux uniques peuvent être pires que la multiplicité des dieux. Si vous avez un rapport idolâtrique au divin, il est même moins dangereux de le répartir sur plusieurs idoles. Ce qui compte, c’est le rapport au divin. 

Ce qui est important dans le christianisme, et ce qui le distingue d’autres religions, c’est la manière dont Dieu est un. Il est Trinité, c’est-à-dire un dans l’Amour. À l’instar de l’amour entre les personnes. Non pas en fusion, où les personnes perdraient leur singularité, mais dans l’accord

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