Que s'est-il passé exactement en 1727 à Genève entre les pasteurs Turrettini père et fils? Ce n'était pas le coeur de la brillante conférence donnée hier soir à la salle de la paroisse protestante de Carouge par le jésuite Jean-Blaise Fellay. Mais cette date marque un tournant dans l'histoire du calvinisme genevois.
Qui vit alors une vraie bascule entre la damnation, à laquelle les hommes étaient voués dès l'origine, sauf quelques élus, quasiment tirés au sort par Dieu le Père sans mérite de leur part, et la révolution rousseauiste naissante. Jean-Jacques déclare que l'homme est bon et que c'est la société qui le corrompt. Une phrase, dont les protestants libéraux firent leur beurre, et qui, aujourd'hui encore, est le moteur de la plupart des partis politiques, de la pédagogie et de la Justice, note le théologien.
La théologie de la damnation remonte à l'histoire d'Adam et Eve, au péché originel. Derrière Paul et l'épitre aux Romains, Augustin s'en fera le théoricien et inventera le salut de l'homme par la grâce de Dieu. Luther, moine augustinien, et Calvin en tirent leur théologie et pour Calvin la théorie de la double prédestination.
La centaine de personnes réunies par le groupe oecuménique de Genève grand-sud ne bronche pas. Même si, à l'heure des questions, l'insistance du jésuite sur cette théorie aujourd'hui honnie par les protestants libéraux suscite un certain malaise. A quoi bon rappeler ce catéchisme qui gouverna Genève durant près de deux siècles? Mais Fellay insiste, même si la prédestination heurte nos esprits démocratiques, elle est bien au coeur du message calvinien.
"Calvin, c'est le sommet de l'augustinisme", dit Jean-Blaise Fellay qui en connaît un bout. Voilà plus de trente ans que l'auteur du "Pari de Dieu" tourne autour du réformateur: un génie. "Il faut du temps pour tourner autour d'un massif montagneux", dit le guide de montagne qu'est le Valaisan.
L'Institution chrétienne (et ici), l'ouvrage cardinal de Calvin et véritable constitution de la théocratie genevoise, l'atteste pourtant. Il faut se remettre dans le contexte explique l'érudit Fellay. Les temps étaient durs, la mort rodait sans cesse. La peste noire ravageait l'Europe. Comment ne pas accréditer l'idée de la damnation. Adam avait fauté et Jésus-Christ n'avait rien changé à la vie des hommes. Les femmes enfantaient dans la souffrance, le travail était éreintant et les mauvaises herbes envahissaient les champs, raconte le jésuite. Bref nos ancêtres étaient à cent lieues du Paradis.
Augustin, puis Calvin ouvrent en fait une petite porte d'espérance dans cet enfer terrestre: le salut par la grâce que Dieu accorde dans sa miséricorde dès l'origine à quelques-uns. Ils n'ont point de mérite ces élus, mais un devoir de rectitude et leur élection dit Calvin est remarquable à quelques indices: la fortune de leurs affaires, leur réussite dans leurs entreprises, même guerrières sont autant de signes de Dieu.
Felley brasse les siècles à vive allure. Les non initié ont dû en perdre un peu leur latin. Que s'est-il donc passé à Genève en 1727. Rien qu'un renversement qui se préparait depuis une ou deux génération et que Jean Delumeau, cité par Fellay, résume: la fin du Rois soleil, précédée par la Révocation de l'Edit de Nantes, la fin de Port Royal et des jansénistes (des augustiniens eux-aussi), la condamnation de Richard Simon, meilleur exégète de son temps. Bref cet effondrement ouvre la porte aux Lumières, à Voltaire et à Rousseau et à leur dérive ultime: Robespierre qui invente la terreur pour éliminer les méchants qui empêchent l'avènement d'une société juste et égalitaire.
Fellay va plus loin et cite encore Lénine et Hitler. Il a fallu ces deux monstres encore pour que l'on cesse de glorifier le pouvoir et la toute puissance. Toute puissance de Dieu, si souvent instrumentalisé aujourd'hui encore par le pouvoir politique.
Et Fellay de revenir au coeur de sa foi. Jésus-Christ a-t-il souvent parlé d'Adam et d'Eve et de damnation, demande-t-il? Sans doute n'avait-il pas lu la théologie de Paul ni celle d'Augustin, dit il pince-sans-rire. Dieu s'est fait humble et pauvre, serviteur. Voilà nos fondamentaux qui nous séparent nous chrétiens, radicalement, des autres religions et philosophies. La puissance de l'amour, c'est de se faire humble, c'est le respect total de l'autre, même quand il fait des bêtises. Il faut se sentir aimer, compris pour avancer. Tout est dans Marc l'évangéliste: "Tu es mon fils bien aimé". C'est l'amour désintéressé qui fait venir à l'existence, qui permet de faire des miracles et d'être sauvé. Non pas un Dieu faible, mais un Dieu fort qui se fait petit.
Commentaires
Oserai-je vous conseiller la lecture d'un livre récent, L'Homme religieux, de Claude Frochaux (L'Âge d'Homme 2008), qui traite des questions évoquées par Fellay, mais de manière à la fois plus critique et plus approfondie? Un livre plein de saveur et de savoir.
Il faut remettre dans le contexte, dit le père jésuite: mais des malheurs, il y en a toujours. La question du péché originel n'est pas celle-là. Et la preuve en est que le contexte n'a pas empêché François de Sales d'avoir de ces questions une vision bien différente de celle de Calvin: il disait que le coeur était sorti de Dieu, et non du péché originel: "Ah! quelle beauté de nature y a-t-il en notre coeur! (...) Ô ma belle âme, vous pouvez entendre et vouloir Dieu, pourquoi vous amuserez-vous à chose moindre?" Sur le paradis et l'enfer: "Considérez que le choix que l'on fait de l'un ou de l'autre en ce monde, durera éternellement en l'autre". Entre Calvin et Rousseau, il y a le vicaire savoyard, qui était un disciple de François de Sales: Dieu est présent dans l'âme humaine à l'origine. Comme François de Sales tenait cette conviction en grande partie de la mystique allemande (rhéno-flamande), le contexte a bon dos. Chaque théologien choisit sa doctrine. Si on trouve fausse une doctrine, à quoi bon parler du contexte? Il ne s'agit pas de condamner l'auteur de la doctrine fausse, mais d'établir ce qu'on croit être vrai. Si M. Fellay pense que Calvin avait raison, pourquoi ne le dit-il pas ?
Belle exégèse cher blogueur! La conférence a été si dense que je n'en ai évoqué que quelques éléments. Je pense que vous avez touché assez juste. J'ai entendu ce dimanche sur France culture une réflexion d'une pasteure à propos de Paul et des femmes expliquant que l'apôtre savait faire des concessions pour ne pas scandaliser son auditoire...
Pour saint Paul, lui-même mentionne, surtout, la nécessité de ne pas choquer la société en général par une attitude, au sein de la communauté chrétienne, que cette société estimerait digne d'être condamnée, à cause notamment de ses conséquences sur l'organisation de la société. Comme il dit par exemple qu'il faut que l'homme aime sa femme comme si elle était son propre corps, il demande aux femmes de respecter leurs maris, afin de ne pas susciter, pour ceux-ci, le mépris des païens qui se souciaient moins d'aimer leurs femmes que de les commander, à la mode romaine ou grecque. Mais transiger avec la vérité, je ne sais pas.
Tenez, j'ai eu l'idée de recopier une autre phrase de François de Sales : "Hélas! notre coeur courant aux créatures, il y va avec des empressements, pensant de pouvoir y accoiser ses désirs; mais sitôt qu'il les a rencontrées, il voit que c'est à refaire et que rien ne le peut contenter, Dieu ne voulant que notre coeur trouve aucun lieu sur lequel il puisse reposer, non plus que la colombe sortie de l'arche de Noé, afin qu'il retourne à son Dieu dont il est sorti". La nature est bien faite : la damnation même n'est que le refus de la nature profonde de l'âme !
On peut bien sûr lire Calvin, et même François de Sales l'a fait, à l'époque où on l'avait chargé de donner dans une controverse qu'ensuite il a en fait regrettée, mais j'espère que M. Fellay n'a pas étudié Calvin juste pour démontrer, notamment à Carouge, qu'il était ouvert d'esprit, que réellement il y a pris du plaisir et que même il partageait ses idées. Sinon, pourquoi ne pas étudier quelqu'un d'autre ?
Bref cet effondrement ouvre la porte aux Lumières, à Voltaire et à Rousseau et à leur dérive ultime...
Marx a dit un jour que la religiosité était la marque de la créature accablée. Il y a des effondrements salutaires, destinés à sortir les hommes des ténèbres et de leurs abimes. Appelez cela dérives, et considérer Hitler comme un fils spirituel de Rousseau si cela vous chante. moi je pense que tout ce qui contribue à dissiper les miasmes de la superstition, tout ce qui évite aux gens d'être consolés de leur finitude, de ceser de leur faire miroiter une hypothetique rédemption (de quoi d'abord?), de les sortir de leur hébétude fait progresser l'humanité.
Comment faire progresser l'humanité: en ressassant les textes d'autrefois!
Peut-on fonder une morale indépendante de la religion?
"Protestant et libre-penseur, Bayle écrit dans un contexte de radicalisation religieuse. L'indépendance d'esprit du philosophe n'en est que plus admirable, au service du seul principe qui l'anime: le goût de la vérité, quoi qu'îl en coûte.
Prenant le contre-pied du préjugé qui associe l'athéïsme à l'absurdité et à l'immoralité, Bayle y substitue le constant de l'irrationalité de la foi et des dangers du culte; de sa vigoureuse critique se dégage une morale rationnelle et purement LAIQUE (Editions présentée par Julie BOCH.
Le problème de Bayle est qu'il a beaucoup montré les errements de la philosophie de son temps, mais a peu réussi à créer une philosophie nouvelle, à ma connaissance. Rousseau apparaît comme plus fondateur, à cet égard. Mais lui-même s'appuyait sur - entre autres - Plutarque et Platon, dont les textes ne sont pas forcément plus récents que ceux sur lesquels s'appuyait Calvin. Et d'ailleurs, sans vouloir créer d'institution religieuse nouvelle, Rousseau croyait bien que le sentiment du bien et du mal dépendait de "l'Être suprême". Pour saisir ces aspects de la chose, ls vieux textes même religieux restent utiles, à mon avis.
Ne pensez-vous pas qu'un "vieux texte" qui parle de dogme ou d'ordre divin est un frein à notre intelligence.
Lu pour vous:
Bayle aboutit à la conclusion qu'une société peut subsister sans religion, car cette dernière n'est qu'un accident contingent, historiquement et géographiquement dans l'histoire de l'humanité"
Will Durant dans son histoire sur les civilisations dépeint parfaitement l'histoire des croyances.
Et vous constatez que les religions sont presqu'un accident de parcours!
Will Durant est arrivé à prouver qu'il n'y avait pas de religion à l'âge des cavernes ? Je suis sceptique. Je lis des textes issus de l'ancienne Egypte, datant d'il y a plusieurs milliers d'années, et il y avait déjà une religion bien assise.
De mes souvenirs sur cette histoire de la civilisation (des religions), il ressort que l'homme a toujours eu besoin de s'adresser à des "Dieux" pour calmer ses craintes, ses peurs, ses angoisses.
L'homme s'inclinait devant le soleil, la lune et demandait grâce.
Puis un jour l'homme nouveau est né: le religieux.
Les manifestations ci-dessus furent traitées de supersistions.Le Religieux se dit être l'intermédiaire d'un Dieu unique. Il qualifia les adorateurs du soleil de sorciers et leurs offrandes de sorcellerie.
Et le religieux s'empara du pouvoir.
Ensuite, à chaque période, chaque pays, chaque civilisation, Les Dieux furent présents dans toutes leurs formes et je rajouterai dans leur "folklore"
Oui, mais cette évolution pourrait se dire aussi des gouvernements, des lois : l'homme a toujours eu besoin d'essayer de créer des sociétés justes, d'améliorer les relations sociales dans le sens de la justice, et puis un jour les Etats déclarèrent que toute idée de la justice en dehors de ce que décidait le gouvernement n'était qu'une illusion. Mais je trouve que c'est excessif. Pareillement, je pense que certains religieux cultivent encore volontiers, sans cadre trop clairement défini, une forme de religion naturelle. Tenez, j'ai rendu hommage sur mon blog à un certain prêtre appelé Hyacinthe Vulliez, et qui a écrit un recueil de "haïkus" voué au culte des fleurs et au sentiment du divin qu'elles donnent, sans référence particulière à un dogme. Pour autant, ce prêtre n'est pas dissident, dans son Eglise.
Le prêtre (le religieux) s'il était resté fidèle à sa vocation première d'apporter le soutien aux individus en détresse me conforterait dans une opinion favorable de l'église.
Mais l'Etat de la cité du Vatican comme représentation temporelle du Saint Siège contredit cet état de fait.
C'est un pouvoir puissant. Son chef (le pape) est installé dans un Palais avec une cour considérable.
Ne voyez-vous pas là un hiatus entre son objectif premier et ses envies de grandeur!
Je trouve plus de compassion de tolérance avec des personnes qui se remettent en question.
C'est une vision des choses, c'est la mienne.
Merci de cet échange.
Merci à vous. Mon opinion à moi est plutôt que les croyants ont éprouvé le besoin de s'organiser, pour se donner les moyens de pratiquer leurs cérémonies au cours desquelles ils essayaient d'unir leur âme à la divinité. Car être croyant d'une façon purement intellectuelle, théorique, sans vouer aucune activité à la foi, cela ne satisfait pas, à mon avis, les croyants, en général.