Il y a quelques jours, on a enterré tonton Bernard. J'ai fini par me plier à la tradition et dit l'hommage qui convenait en l'église de Plan-les-Ouates. A près de 93 ans, Bernard Genecand aura eu une vie bien pleine. L'homme n'a pas défrayé la chronique mais s'est mis volontiers au service de sa communauté.
Voilà qui contraste, me dis-je, avec nombre de nos contemporains, dont nous sommes sans doute un peu, emportés par le flot incessant et énorme des distractions et des divertissements, branchés ou non, sensibles aux selfies, aux likes, aux buzz, aux fakes, aux pub, aux fées. Et puis je me suis dit: quoi de neuf depuis l'et moi et moi et moi de Dutronc?
Les accapareurs d'attention nous font certes bouger, découvrir et vivre des expériences et des aventures, arpenter le monde, festivalier à tout va et réseauter en tous genres, au prix de déracinements, de vies (multiples comme dans les jeux vidéo) de surf, de zapping, de glisse, bref hors sol, sans commune et sans paroisse. Bernard était un taiseux et un terrien. Ses racines étaient profondément enfouies dans le terroir de Plan-les-Ouates et de Genève.
L'engagement n'est sans doute pas moindre aujourd'hui, mais à voir la difficulté qu'on les partis à convaincre les meilleures personnes à s'engager sur les listes électorales pour les prochaines Municipales, on se dit que la démocratie est bien fragile. Et on s'inquiète: Que seraient tous les engagements pour la nature, le sport ou la culture, si la démocratie se meurt.
Est-ce un manque d'amour pour les institutions qui frappe le temps présent, pour paraphraser mon confrère David Haeberli qui revient sur le divorce de Luc Barthassat d'avec son parti dans sa lettre d'info de ce 22 novembre des affaires genevoises?
Tonton Bernard (hommage prononcé en l'église de Plan-les-Ouates le 20 novembre)
Bernard nous a quittés comme il a vécu. Sans discours ni trompette. Combien de petits secrets a-t-il emportés avec lui? Combien parmi vous, ses proches et ses amis, le connaissiez vraiment? J’ai réuni pour cet instant quelques bribes, quelques témoignages, quelques anecdotes. De Bernard lui-même, à l’occasion de mes visites en sa maison en bas d’Arare puis dernièrement aux Trois-Chêne et à Jolimont, j’ai recueilli peu de chose.
On parlait du temps qui passe. Sans penser que, malgré son grand âge, il allait nous quitter comme ça, presque sans crier gare, un sombre lundi de novembre.
Bernard aimait la compagnie des amis. Il aimait la compagnie des Plan-les-Ouatiens, des gens d’Arare. Il aimait la compagnie des paysans. Il aimait la compagnie de sa famille, celle de ses petits et arrière-petits-enfants. Peut-être ne savait-il pas assez dire ses amours.
Bernard n’était pas un beau parleur, il savait cependant se faire apprécier. Pas toujours, évidemment. On est qui on est. Il avait du caractère, un brin même d’autoritarisme. On ne sait si ces qualités sont des traits hérités des Genecand ou des Lacraz, des Mégevand ou des Barthassat. Un sacré cocktail qui fit de lui un homme droit, honnête, engagé.
Les familles ne sont pas toujours un long fleuve tranquille. Bernard lui-même l’a éprouvé quand il fut placé, petit enfant, chez sa grand mère Hortense Lacraz, à l’auberge de Saconnex-d’Arve, pour soulager sa maman Cécile. Cet exil pas si lointain l’a-t-il coupé un peu de sa fratrie. L’a-t-il contrarié au point que, droitier pour l’écriture, il tapait sur les clous de la main gauche et dans le ballon du pied gauche? Qui sait? Pour paraphraser Brel, chez Ces gens-là, on n’cause pas, on n’cause pas, on bosse.
Ses années d’adolescence sont aussi les années de la Seconde Guerre mondiale. Avec ses frères, Bernard est donc vite mis à la charrue, au rabelet. Il nourrit les cochons, descend à Plainpalais vendre les produits de la ferme.
La proximité était alors une réalité au quotidien. Aujourd’hui, elle tente un retour mais à l’envers. Ce sont les urbains qui montent à la campagne faire leur marché à la ferme avec leur quatre-quatre. Et comme le monde est devenu global, une fois rentrés, ils poursuivent leurs emplettes sur Amazon et EasyChouette.
En 1947, Bernard a 20 ans. Il court les bals comme tous les garçons et les filles. Il se marie avec tante Eliane. Ils ont quatre enfants. Le dimanche, ils s’endimanchent, vont à la messe et refont le monde à l’apéro. La famille Gnequ’ grandit; jusqu’à 19 cousines et cousins. Après la reposée ou les vêpres, on se retrouve à Arare chez Francis et Cécile, les gamins à la chambre ou dans la cour, les parents autour de la table de la cuisine.
Bernard s’engage. Il est pompier. C’est un bon camarade. Quelqu’un sur qui on peut compter.. Il dirigera la Compagnie de 1963 à 1978 et fondera l’Amicale, dont il sera le premier président.
C’était alors le temps des Trente Glorieuses. La terre n’a jamais autant rapporté. On abandonne les cochons et leur boiton, on ne sert plus de greubons à l’apéro. Place à la techno. Nouvelle semence, nouveaux engrais, nouvelle lutte contre les vermines et les maladies. Bernard suit le mouvement, participe à cette révolution verte, construit une serre chauffée au pétrole. Personne ne craint alors le réchauffement climatique. La mémoire des années de guerre et de disette est encore vivace. “Produisez, on s’occupe du reste”, disent alors les Suisses aux paysans qu’ils chérissent.
Le mouvement coopératif est en vogue dans l’agriculture. Bernard est naturellement membre du comité de l’Union maraîchère. Mais l’ogre urbain est vorace. Bientôt les maraîchers et les paysans de Plan-les-Ouates cèdent devant les usines et les immeubles. Les propriétaires fonciers en profitent. L’argent ne fait pas le bonheur partout. Il divise ici et là, fait briller les yeux des uns, noue le ventre des autres.
C’est que, avant de devenir l’opulente Plan-les-Watches, Plan-les-Ouates a défrayé la chronique locale. Qui se souvient de Plan-les-Couacs, Plan-des-Affaires? Bernard est alors un observateur attristé des intrigues locales, des ambitions radicales, des arrogances de l’Action villageoise. Ou était-ce le contraire?
Il est conseiller municipal de 1967 à 1991, un bail. Entre 77 et 85, il ajoute le mandat de député au Grand Conseil. Il accède au bureau du Législatif cantonal en 1985. Une mauvaise langue m’a dit que l’élu agricole n’avait jamais pris la parole en plénum. Vrai ou faux, ce n’est pas un défaut, à mon avis. A suivre les débats sur Léman Bleu, on se dit que bien des beaux parleurs feraient bien de rester cois.
Le temps passe. Les temps changent. Chacun vit sa vie.
Les paysans seraient devenus des empoisonneurs... On veut en faire des jardiniers du paysage. Le maraîchage prospère hors sol ou en aquaponie, l'agriculture voit l’avenir dans le bio, la permaculture, le non labour, l’agroforesterie. Verra-t-on à nouveau des hutins? Un Vert, qui le tient haut, a créé un label prometteur: Genève Région Terre Avenir, GRTA. Désormais, GRTA se prononce “greta”!
Bernard se met au golf, devient le sénateur d’Arare, titre décerné par son cousin, Cady, qui en est le maire. Avec les copains, ils investissent l’ancienne école et l’ancienne laiterie. On fait la fête à Arare qui a même sa notice sur Wikipedia et son festival rock.
Dans la maison du bas d’Arare, Marie-Madeleine, une nouvelle compagne, s’installe puis passe. Une autre, Ida, demeure. Fidèle depuis vingt ans, avenante, sympathique, cette Meyrinoise, amoureuse des rosés légers, sait recevoir. Elle fut pour Bernard, qui craignait la solitude, une caresse pour ses vieux jours un joyeux rayon de soleil. Elle l’est toujours pour nous.
La famille, les amis sont toujours là, même si on en perd en chemin. La vie n’est pas toujours rose. Bernard a eu, plus que d’autres, son lot de coups au coeur: la séparation d’avec Eliane, le décès de deux de ses enfants, Corinne en 2001, Chantal l’an dernier.. Il ne se plaignait jamais. Il restait digne, conservant ces trop gros chagrins enfouis.
A l’évocation de ces malheurs, les plus intimes d’entre vous ont bien senti les larmes poindre dans ses yeux.
Il est temps de dire merci. Merci à ceux qui l’ont aimé à un moment ou à un autre, accompagné naguère ou aujourd'hui, bousculé même. Merci à Bernard pour sa droiture et son honnêteté, ses engagements. Merci pour cette vie longue, somme toute, plutôt heureuse. Elle aura creusé son sillon dans ce coin de terre, qui, comme le dit son nom - Arare - est terre de labour. Depuis la nuit des temps.
Commentaires
Bonjour cher confrère. Vous avez fait deux fautes d'orthographe dès les premiers mots de votre article en écrivant QUELQUES JOUR. Est-ce possible de glisser le S du premier au deuxième mot ? Merci. Enfin, en 2012, vous avez bloqué mon blog. Pouvez-vous me dire pourquoi ou le débloquer ? Merci.
Loïc Le Saüder
chtiours@bluewin.ch