Tonton Pierrot n'a jamais fait d'histoire, ni de grande ni de petites. Du moins, c'est le souvenir que j'en garde à l'heure de sa dernière heure. Il est né paysan. Paysan il fut, paysan il demeura bien après l'âge de la retraite, bichonnant son jardin et ses fruitiers jusqu'à plus de 80 ans. Cette photo prise en avril 2006 le montre rayonnant, presque facétieux derrière ses lunettes en écaille rouge.
Et le voilà ces jours, à son tour, dans la page "people" de la Tribune, la page des décès, la page la plus lue de la Julie. Une page pleine d'émotions.
Je l'ai vu pour la dernière fois mardi dernier. Dans son lit, à Vessy, il était agité, nerveux, angoissé, recroquevillé comme un pauvre diable. Encore une fois, dix fois, cent fois, mille fois, il cherchait à s'échapper.
A s'échapper de la prison où il était depuis quatre ans. La prison de la maladie, une maladie que le centre de la mémoire avait diagnostiqué très tôt. Son nom scientifique est démence à corps de Levy. Une maladie sournoise qui, peu à peu, lui à fait perdre la carte.
Il faut prendre cette image au pied de la lettre. La carte de la vie, des relations sociales, celles des amis, des voyages, du café au Dahu, celles des souvenirs, des fêtes, des levers et des couchers de soleil, de la mémoire des visages et des noms, des lieux et des rencontres, celles encore des choses à penser, des manières d’être, des habits bien coupés, du bleu de travail qui ne s’appelaient pas jeans, celles des modes de faire, du blé qu’on sème, de la bouillie bordelaise, des carnets de culture, toutes ces cartes et d’autres encore se sont émiettées en un monstrueux puzzle, dont les pièces éparses ont encombré sa tête sans qu'il ne parvienne plus à les assembler.
Parfois, l'une d'elle devait lui dire quelque chose... Mais quoi? Puis non, rien... Impossible de reconstruire le puzzle. Combien de fois l’ai-je entendu commander les ouvriers, corriger un enrayement, ou vu triturer un outil imaginaire. Quel effroi il a dû vivre. Jusqu'à ses réflexes, ses automatismes fonctionnels qui peu à peu l'ont abandonné.
Lors de ses 89 ans, le 7 septembre dernier, j'avais pu le conduire dans sa chaise roulante jusqu'au restaurant des Quatre Fontaines, au chemin de la Tour-de-Pinchat. En route, on avait franchi un ponton de bois qui surplombe une zone humide cachée au cœur d'une petite forêt. En cet été caniculaire, il n'y avait plus qu'une maigre gouille verte sous une vieille souche noire... Il avait dégusté un éclair au chocolat et siroté une tasse de café, saisi le journal à l'envers. L'air était tiède, il semblait aller mieux. Mais le geôlier veillait. Il n'a pas tardé à resserrer les chaînes.
Bien des fois on m'a demandé s'il me reconnaissait. En vérité je ne savais que répondre. J'ai toujours eu l'impression qu'il n'était pas tout à fait perdu. De rares indices en témoignent: un regard moins terne à la vue d'une photo, un moment de calme à l'écoute d'un chant populaire du temps passé, un courant diffus dans sa main décharnée, un bougonnement renfrogné à la visite d'une amie.
Quand je l'ai quitté mardi dernier, je lui ai dit:
Tu sais, Pierrot, il te faut lâcher prise. N'aie pas peur!
Vendredi, il ne s'est pas réveillé de sa sieste quand une aide soignante est venue lui proposer son goûter. Il était serein, nous ont dit les infirmières, qu'il faut ici remercier, avec tout le personnel dévoué des Soins à domicile, des EMS de la Provvidenza et de Vessy et de l'hôpital de Belle Idée. Et Paula, aussi, sa fidèle femme de ménage, et Adriana qui lui a permis de rester chez lui jusqu'en janvier 2013.
Les physiciens, ceux du CERN ou d'ailleurs, ne savent pas de quoi l'univers est fait. La matière et l'énergie que leurs instruments mesurent ne représentent que 4,9% du tout, selon la théorie en vogue, le reste, disent ces savants, est inconnu.
Je me demande s'il n'en est pas de même de l'être humain. Qu'en connaissons-nous vraiment?
Cette incertitude ouvre un vaste champ au hasard et à la nécessité. A l'indifférence ou au fanatisme aussi.
Fidèle paroissien de Compesières puis de Plan-les-ouates, Pierrot laboura ce champ et y cultiva sans faire de bruit l'amour, l’espérance et la foi en la résurrection. Adieu Pierrot!
Commentaires
Cher Jean-François,
Quel bel hommage rendu à ton tonton Pierrot...tu as su trouver les mots de la VIE les mots du COEUR pour nous retracer le parcours terrestre de ton cher parent...il continue à vivre parmi vous...il me semble le connaître un petit peu...tant son portrait est VIVANT ...tu lui as rendu le sourire et la joie...toute son humanité...
Merci.
Flo