La chance nous sourit. Un matin sans brume, une exceltion depuis plusieurs jours où la merveille s'était, nous dit-on, emmitoufflée dans de la ouate.
Le Taj Mahal, le mausolée de la favorite d'un empereur moghol du XVIIe siècle, n'est pas un bâtiment, c'est un joyau, un ivoire savamment taillé, enchâssé entre ciel et terre, dont l'harmonieuse symétrie et la marqueterie délicate des versets du Coran marient étrangement la rationalitê d'un homme de pouvoir soumis à un Dieu unique, qui savait sans doute que le Taj assurerait la pérennité de son nom à jamais, et d'un amant ensorcelé par une créature - une ensorceleuse? - dans une nation où les dieux se marient à la vie humaine à tout bout de cham.
On reste des heures à contempler l'œuvre immaculée et à rechercher secrètement les pensées et l'art de vivre de son commanditaire qui n'en vit rien. Combien de seigneurs érigèrent des demeures dont ils n'apprécièrent que le plan ou les fondations. Les bâtisseurs d'empire ou de nation ont l'imagination fertile et créatrice
Quatre siècles nous séparent du maître d'Agra. Combien de mondes? Le fossé est sans doute moins spirituel que technologique. Vraiment? Au fond j'en doute. Le voyage est plus rapide aujourd'hui, plus confortable, moins imprévu, moins dangereux, moins exotique. Le retour est programmé, quasi certain. Il ne l'est pas pour les réfugiés d'aujourd'hui ni pour les aventuriers d'hier, pèlerins, soldats ou marchands. Il y a quatre siècles, l'Occident redécouvrait à peine que la terre n'était pas au centre du monde. Il continuait de croire que les planètes et les étoiles étaient accrochées à des sphères transparentes. Que savait l'amoureux de Mahal?
L'air parait doré au contact de la maison blanche, plus lumineux les verts des jardins, le rouge brique des terrasses et des mosquées adjacentes et le bleu laiteux du ciel. La brise légère descendue de l'Himalaya invisible joue dans les saris colorés des femmes et des écolières à la peau cuivrée, plus nombreuses quand midi raccourcit les ombres qu'aux petites heures de la matinée. L'aube,l'heure que conseillent ou imposent à tort les guides qui y précipitent des visages pâles encore endormis, où s'incrustent les capteurs d'images, - Européens, Américains, Russes, Chinois et Japonais - subjugués de trouver dans le marbre du tombeau plus diaphane qu'eux.
Invisible aussi la Yamuma, dont les eaux noires abreuvent la plaine fertile, où croît, en cette saison, le froment en herbe qui laissera place au riz dans la touffeur de la mousson. Tout ici ajoute à la douceur. Comme on voudrait qu'elle baigne le monde entier!
Hélas la menace est partout et désormais la prévention la règle. Une classe d'adolescents rigolards nous encercle. "Take a picture" dit l'un, tout fier de poser à côté de deux Occidentaux. On lui fait une place sur le banc. Aussitôt un militaire armé, portant un gilet pareballe, à peine plus âgé qu'eux, s'interpose: Dégerpissez! Nous n'avons pas le temps de protester. Les collégiens s'envolent comme un vol de corbeaux. Peu après la jeune recrue s'approche un peu empruntée. - You know, it's for Your security... - OK, no problem, You've done Your work, but they were kind! Il opine. L'Inde ne peut pas se permettre un nouveau viol d'une étrangère.
Le viol de quelques Occidentales fait l'événement en Europe, jamais la condition des femmes en Inde. Tous les guides et vendeurs rencontrés notent un recul de l'activité touristique cette saison. Le froid exceptionnel ou la mauvaise presse faite au pays par quelques faits divers? L'Inde héberge trois fois plus d'habitants que l'Europe. Combien de viols d'étrangères s'y passent-ils?