Lovely et Chocolate? Vous les voyez régulièrement à la télé. Comme l'arbalète naguère, elles sont les signatures fun du swissness, de la qualité suisse en matière agricole. Lovely, c'est la vache qui vole comme Ammann, joue au foot, danse le flamenco. Un parfait symbole de santé grâce au produit 100% "suisse garantie". Chocolate, c'est la poule Migros, qui traverse champs et villes pour déposer son oeuf directement ou presque sous le nez du consommateur. Un parfait symbole de la proximité. Pourtant les grands distributeurs, derrière leurs airs de la jouer régional ou bio, pousse à la roue pour l'ouverture des marchés.
La conclusion d'un accord de libre échange agricole avec l'Union européenne (ALEA) - en cours de négociation avec Bruxelles - promet de transformer radicalement la marqueterie paysagère du pays. Les champs labourés où s'abattent les mouettes en automne, les taches jaunes vifs des colzas en avril, les ondulations magiques des orges sous la brise de mai, l'or des blés en juillet, les convois de betteraves à travers la ville en novembre, les reflets des serres à toutes saisons risquent de disparaître.
Le paysage du canton ressemblera peu ou prou à celui que l'on voit lorsque l'on traverse la frontière. Essentiellement des herbages, des champs de maïs, peu de céréales. Les primeurs et les fruits en gros viennent de la vallée de Grenoble ou de la vallée du Rhône du sud de la France, d'Espagne. d'Italie, du Maroc, d'Israël, du Kenya ou du Pérou ou d'ailleurs encore. Restent au détail quelques maraîchers, quelques bioagriculteurs associés au non à des ligues de consommateurs comme les Jardins de Cocagne ou Tournrêve ou d'autres, qui s'accrochent à leur terre et à leur idéal. Développent les marchés à la ferme pour ne pas être tout à fait le jouet des grands commerçants qui dictent leur loi parfois sans ménagement.
Les paysans ne croient pas que Lovely et Chocolate puissent leur assurer leur pain quotidien. Le marketing ne suffira pas, estiment-ils, à justifier une différence de prix avec les denrées importées d'Europe. Ce sont les industriels et les grands commerçants qui vont empocher la différence. De fait, le paysans français reçoit actuellement à peu près la moitié moins d'argent pour chaque litre de lait ou kilo de blé qu'il livre. Or le prix du pain ou de la bouteille de lait n'est pas inférieure de moitié à l'étalage entre la France et la Suisse.
Très "Martine à la ferme", nombre de Verts se rangent du côté des petits paysans, de l'authentique, de la proximité, de la résistance à l'agrobusiness et aux OGM. Politiquement, ils prônent la souveraineté alimentaire. C'est sans doute cette idéologie qui a présidé à la première décision de Michèle Künzler en matière agricole. La ministre verte vient de libérer cent mille francs pour indemniser les paysans - maraîchers, éleveurs et autres - qui, l'an dernier, ont souffert d'une sécheresse printannière. Les plus endettés seront les premiers aidés.
Les fermiers concernés seront sans doute heureux de recevoir cette manne. On peut toutefois s'interroger sur la politique suivie. L'an prochain, Michèle Künzler libérera-t-elle un crédit pour combler le manque à gagner des serristes qui ont dû brûler des tonnes de mazout pour maintenir en cet hiver qui n'en finit pas la température des serres à tomates à 18 degrés depuis février?
Ouverture ou non à l'Europe - on ne voit cependant pas comment l'ALEA ne deviendra pas réalité - il est temps de remettre la politique paysagère du canton sur le métier. Au bas mot il en coûterait dix millions par an (mille francs par hectare) pour conserver la marqueterie actuelle des champs dans le canton. A condition que les propriétaires n'augmentent pas les fermages.
Le canton peut sans doute se payer cet entretien du paysage. Il ne pourra ou ne voudra pas pousser l'exercice jusqu'à l'étendre aux frontières de la région franco-valdo-genevoise. Il faudra donc se rendre à l'évidence et accepter la monotonie des herbages. Dont la pression écologique est moindre que la culture.
Certes les jardins coopératifs, les contrats producteur-consommateurs, voire la création de petits jardins pour les citadins permettront à quelques agriculteurs de trouver de nouvelles sources de revenu, mais on ne voit pas que ces niches absorbent demain le gros du marché des denrées alimentaires.
Un jour Robert Cramer, à qui je demandais sa vision de l'agriculture genevoise à long terme, me répondit: des herbages, des chênaies, des vignes, quelques jardins coopératifs. L'ancien ministre de l'agriculture, toujours député au Conseil des Etats, est-il favorable à l'ALEA?
Michèle Künzler est ministre de l'agriculture du canton de Genève quatre mois. Elle règne sur un espace équivalent à environ onze mille terrains de football, soit environ 110 kilomètres carrés ou 45% de la géographie cantonale. Un peu plus de la moitié de ce domaine est labouré et produit du blé, du colza, des aliments pour les animaux de ferme, des pommes de terres, des betteraves sucrières, des lentilles. Un petit quart est couvert d'herbage et un huitième de vigne. Mois de quatre cents exploitants professionnels cultivent ce domaine, pas tous à plein temps. Genève canton ville est toujours très fier d'annoncé qu'il est le 3ème canton viticole de Suisse, le 3ème canton dans le domaine des serres et des tunnels de culture, le 7ème producteur de colza.
La ministre verte Michèle Künzler n'a que peu de pouvoir sur ce domaine. Son rôle est essentiellement d'assurer l'exécution des lois fédérales. En matière agricole, c'est Berne et le marché qui donnent le la. Ce qui se prépare à Berne pourrait bouleverser le paysage agricole genevois ces prochaines années. Quel parti prendre la verte ministre de l'agriculture? Celui de la vache Lovely ou celui de la poule Chocolate?