«Nous n’étions pas des victimes, nous étions des résistants» (03/10/2021)

24B5931C-2F54-45B4-9738-250C8F65B6BD.jpeg« On disait toujours : « Je ne suis pas une victime, je suis un résistant. Je ne suis pas un martyr, je suis un combattant. » Ça aide énormément et dans toutes les situations. En ce moment, j’ai des problèmes de santé. Si je me jette par terre en pleurant, je meurs dans les quinze jours ! J’ai encore des choses à dire et à faire, j’ai envie de les terminer. »

« Si je me jette par terre en pleurant, je meurs dans les quinze jours! » La femme qui dit ça a 97 ans, elle est aveugle et ne peut plus écrire. Sa détermination me frappe en ce temps présent, où les victimes sont au premier plan, objet de toues les attentions et de tous les discours. 

Cette femme, c’est Madeleine Riffaud, une résistante, torturée durant la Seconde Guerre, reporter de guerre durant 40 ans, qui resurgit dans l’actualité, car son livre « Les Linges de la nuit », écrit il y a 50 ans, racontant son immersion comme aide-soignante dans l’assistance publique à Paris, vient d’être republié. Il n’a pas pris une ride, dit le journaliste de La Croix, Stéphane Dreyfus.

Dans cette interview, je retiens encore ceci: 

« On m’appelle souvent lors de l’anniversaire de la Libération de Paris car je suis la seule survivante à avoir été lieutenant. On dit et on répète alors mon âge à l’époque, 20 ans, et celui que j’ai aujourd’hui. « Elle a 97 ans, elle a 97 ans, elle a 97 ans… » J’ai envie de leur dire : « La ferme ! » Je n’ai pas 97 ans dans ma tête. À 70 ou 80 ans, si vous vous dites que vous êtes vieux, eh bien vous êtes vieux ! Si vous ne pensez pas à votre âge et que vous vous occupez des autres, vous ne vieillirez pas.

« Tant qu’on a de la force, il faut l’offrir aux autres », m’avait dit un patient, mort à 21 ans. Après avoir lu des articles publiés à la suite de mon immersion, il m’avait écrit pour me pousser à me lancer dans Les Linges de la nuit

Quel contraste avec notre monde figé par le principe de précaution. Chacun dans son cocon. Sans jamais devenir papillon. Ce papillon dont on dit qu’un battement d’aile peut déclencher des réactions en chaîne pas forcément catastrophique comme veut nous l’enseigner la métaphore du colibri. « Nous vivons dans une société  qui ne veut pas d’adultes – car des sujets infantiles et obsédés par eux-mêmes sont plus faciles à diriger », note dans son premier essai traduit en français la philosophe américaine Susan Neiman.

Dans une critique de son étude, La Croix, encore, résume:  «  Nous vivons dans un monde peuplé de Peter Pan et de Michael Jackson : nous refusons de grandir, de devenir adultes, et nous restons fascinés par l’enfance et l’adolescence, associés au bonheur de tous les possibles. »

 

Quant à l’entretien de Madeleine Riffaud, il faut le lire et vous abonner à La Croix. (En ligne, c’est bien moins cher et on reçois le quotidien ou l’Hebdo la veille de sa mise en kiosque)

La conversation

Madeleine Riffaud : « Tant qu’on a de la force, il faut l’offrir aux autres »

Recueilli par Stéphane Dreyfus
Alors que viennent de paraître le premier tome d’une formidable bande dessinée sur son passé de résistante et la réédition des Linges de la nuit, émouvant témoignage sur les conditions de travail dans les hôpitaux, best-seller en 1974, Madeleine Riffaud raconte son destin hors du commun. Une leçon de vie.

Dans Les Linges de la nuit, votre livre publié en 1974, vous revêtiez incognito la blouse d’une aide-soignante dans un service hospitalier parisien. Tout votre passé resurgit : l’élève infirmière, la résistante, puis la reporter de guerre. Êtes-vous la même dans chacune de ces vies que vous avez traversées ?

À l’époque, quand je retrouve Paul, chef de service d’un hôpital parisien et ancien partisan, je me vois entière. Comme dans un miroir en pied. Car il connaît Rainer, mon nom de résistante, mais également Madeleine Riffaud, la journaliste, et aussi Marthe, celle que je suis dans Les Linges de la nuit. C’est le cœur du livre car j’y évoque toutes mes autres vies. C’est aussi le journal de Marthe dans lequel je parle une langue populaire, un peu rock-and-roll, comme les filles de salles.

Après trente ans de reportages tout-terrains en Asie et en Afrique, je ne connaissais plus Paris. Quand les guerres qui m’intéressaient ont été finies, j’avais 49 ans, je n’étais pas en bonne santé, je n’arrivais plus à me sentir chez moi dans la capitale. Paul m’a dit : « Si tu veux voir la France, va travailler comme aide-soignante dans un service de l’Assistance publique. On embauche facilement. » Je suis restée cinq semaines en chirurgie cardiaque, c’était très dur.

Marthe était un personnage nouveau, mais elle avait un lien direct avec ma jeunesse. J’étais alors fiancée à un étudiant en médecine, Marcel Gagliardi. Je voulais m’engager dans l’armée régulière, comme les autres copains. Mais j’étais une fille, tuberculeuse, maigre à faire peur, donc on n’a pas voulu de moi. J’ai été pendant deux ans à la fois blouse bleue, élève sage-femme le jour et résistante la nuit, ou l’inverse quand je faisais les gardes nocturnes. On avait des infirmières dans tous les hôpitaux.

En revoyant Paul, je retrouve Rainer la résistante. Je l’avais oubliée celle-là ! Avec lui, on a fait sauter un convoi de camions allemands. On a failli être pris tous les deux. Vous lirez ça dans le prochain tome de la bande dessinée… Il m’aimait bien parce qu’il disait que je lui avais sauvé la vie deux fois durant la guerre.

Rainer aussi était différente de Madeleine Riffaud, la « 8e sœur », comme on m’appelait lors de mes reportages dans le maquis vietcong, au Vietnam du Sud (1). Pourquoi les ai-je faits ? Quand je suis sortie de la Gestapo, j’étais très malade. Ils m’avaient comme tuée. Je n’en pouvais plus, je ne savais plus où j’en étais, comme beaucoup de résistantes. Trop d’amis étaient morts. J’avais perdu toute mémoire à cause du stress post-traumatique. J’ai failli me suicider. Il a fallu me soigner.

Heureusement, j’ai rencontré Paul Éluard. Il m’a pratiquement adoptée. « Tu sais bien faire quelque chose ? », me demanda-t-il. « Non, je ne veux plus faire de médecine. Mon fiancé qui allait être médecin est mort. » De guerre lasse, je lui ai montré des poèmes que j’avais mis dans ma poche à tout hasard. Plus tard, quand on est devenus copains, il m’a avoué qu’il s’était dit : « Oh là là, elle me sort ses textes. Ils sont forcément mauvais. Que vais-je dire à cette pauvre fille ? »

Mais son visage s’est éclairé et il a voulu éditer mes poèmes. « Rien n’est perdu ! Je vais te présenter à Pablo Picasso qui va dessiner ton portrait pour la couverture du recueil que nous publierons (ci-desus à gauche). Mais il faut que tu trouves un vrai métier, car être poète n’a jamais nourri personne. » Puis, il m’a permis de rencontrer Louis Aragon qui tenait le journal Ce soir. Il était aussi directeur des Lettres françaises, revue qui publiait mes poèmes.

On a le sentiment en lisant Les Linges de la nuit comme Madeleine, résistante, que vous êtes hantée par les guerres mais aussi habitée par l’idée de résister. C’était quoi résister à l’époque ? Et aujourd’hui ?

On disait toujours : « Je ne suis pas une victime, je suis un résistant. Je ne suis pas un martyr, je suis un combattant. » Ça aide énormément et dans toutes les situations. En ce moment, j’ai des problèmes de santé. Si je me jette par terre en pleurant, je meurs dans les quinze jours ! J’ai encore des choses à dire et à faire, j’ai envie de les terminer.

On m’appelle souvent lors de l’anniversaire de la Libération de Paris car je suis la seule survivante à avoir été lieutenant. On dit et on répète alors mon âge à l’époque, 20 ans, et celui que j’ai aujourd’hui. « Elle a 97 ans, elle a 97 ans, elle a 97 ans… » J’ai envie de leur dire : « La ferme ! » Je n’ai pas 97 ans dans ma tête. À 70 ou 80 ans, si vous vous dites que vous êtes vieux, eh bien vous êtes vieux ! Si vous ne pensez pas à votre âge et que vous vous occupez des autres, vous ne vieillirez pas.

« Tant qu’on a de la force, il faut l’offrir aux autres », m’avait dit un patient, mort à 21 ans. Après avoir lu des articles publiés à la suite de mon immersion, il m’avait écrit pour me pousser à me lancer dans Les Linges de la nuit.

Quand on côtoie la mort aussi souvent que vous l’avez fait, comment est-ce qu’on affronte la survie et la culpabilité qui parfois l’accompagne ?

Quand on était résistant, on le savait bien qu’on allait être arrêté. On en parlait avec les copains en se demandant comment chacun ferait. Nous avions une brochure sur la manière de se défendre. Nous étions habitués à côtoyer la mort. Ça a commencé dès l’Exode. Les stuka (bombardiers allemands d’attaque) ont piqué sur la foule apeurée, désarmée… Ça ne s’est jamais arrêté.

Mon amie Brigitte Friang, qui est devenue journaliste après la guerre, a été dénoncée. Les Allemands lui ont tiré dans le dos dans la rue, puis l’ont torturée dans son lit d’hôpital ! Ils l’ont ensuite déportée à Ravensbrück. Elle est revenue au bout de deux ans.

Vingt ans plus tard, je l’ai rencontrée pendant la guerre du Vietnam, que nous couvrions pour la presse, et je lui dis : « Qu’est-ce que tu fais là ? »Elle me répond : « Et toi ? ! » (Rires.) Elle n’a pas pu faire autre chose après la guerre. Moi non plus. Il fallait tout le temps remettre en jeu sa vie, en essayant d’aider ceux qui en ont besoin.

Témoigner pour ceux qui n’ont pas voix au chapitre : est-ce le regard que vous avez voulu porter dans vos reportages ?

Absolument ! En 1952, j’ai été envoyée en Algérie pour un voyage d’études. Un séisme terrible s’est produit. La ville européenne avait été secourue, ce qui est normal, mais pas les villages musulmans sur les crêtes, ce qui l’est moins. Or, il y avait eu des glissements de terrain. Avec un autre journaliste, nous nous y sommes rendus. Ils n’avaient rien à manger, rien à boire, ils avaient des vers dans les pieds : ils crevaient tout simplement. J’ai essayé d’organiser la solidarité. Un agent de police m’a conseillé de rentrer à Paris. « Vous savez les musulmans, ils ne comprennent que ça ! », me dit-il en décapitant un chardon. Deux mois plus tard, c’était le début de la guerre d’Algérie…

Pour vous, témoigner, c’est lutter ?

Oui, c’est peut-être la plus grande lutte en temps de paix. Quand il y a des choses à dénoncer, il faut le faire, sinon, on n’est pas des journalistes, on est des plumitifs idiots !

Si vous étiez encore aujourd’hui reporter, sur quel sujet auriez-vous voulu écrire, de quoi auriez-vous aimé témoigner ?

J’irais voir les plus malheureux, les victimes du dérèglement climatique, des inondations et des incendies, comme ceux, terribles qui ont eu lieu en Algérie, à Tizi Ouzou, où j’ai tant d’amis. Il faudrait aussi interdire les pesticides, parce que j’ai pu voir de mes yeux l’utilisation qu’en avaient faite les Américains au Vietnam…

Je continue à suivre l’actualité.Il faut d’ailleurs que je vous dise un mot sur mes relations avec votre journal. J’ai été abonnée quarante ans à La Croix, en souvenir d’un homme : Noël Copin. Je l’ai rencontré lors de la guerre d’Algérie. Nous avions créé un groupe de journalistes baptisé le « Maghreb Circus ».Nous étions tout le temps fourrés ensemble, qu’on soit d’accord ou pas. Lors d’une conférence de presse, on nous demande de nous présenter. Une fois que j’ai dit que je travaillais pour La Vie ouvrière, le journal de la CGT, les journalistes assis à côté de moi, membres des rédactions du Bled et de L’Écho d’Alger, publications favorables à l’Algérie française, se sont levés et m’ont laissée seule, comme une pestiférée. Noël Copin est alors venu s’asseoir à côté de moi et a posé sa main sur la mienne. Quel homme !

J’ai depuis constaté que La Croix est un journal indépendant, sincère, bien informé. J’ai des amis qui sont abonnés et ne sont pas cathos, ils sont communistes ou anarchistes. J’espère que ça n’a pas changé depuis que je ne peux plus lire le journal !

Je ne crois pas. La Croix cherche des motifs d’espérance. Qu’est-ce qui vous donne envie d’espérer ?

Je crois en l’homme. Comme disait l’un des amis, un prêtre d’ailleurs, tout n’est pas noir. Il y a toujours une petite lueur quelque part. L’homme va bien trouver son chemin, en ce moment, il est un peu paumé.

Avez-vous reçu une éducation religieuse ?

Ma mère aurait voulu être religieuse, elle avait commencé ses vœux. Mais mon père est rentré de la guerre de 1914-1918. Elle a vu cet homme blessé dans son corps et dans son âme, qui avait besoin d’aide. Elle a voulu l’aider. Mon père était athée, un brin anticlérical, comme tous les instituteurs laïcs de l’époque. Quand je suis née,il a été un peu macho en disant à ma mère : « C’est une fille, c’est à la femme de l’éduquer. » Plus tard, elle lui a proposé de me faire faire ma première communion. « Fais-le ! Il en restera toujours quelque chose. »

Dans Les Linges de la nuit, j’ai d’ailleurs glissé des pages des Évangiles, les connaisseurs les trouvent tout de suite. Quand je parle de sœur Solange, petite sœur des Pauvres atrocement malade, je cite les Évangiles. Petite, elle triait le charbon dans la mine, elle était furieuse de constater que l’homme était moins précieux que la houille. Chez elle, comme chez tous les immigrés polonais, on lisait les Évangiles. Un jour, elle a rencontré un homme pareil aux autres qui marchait aux côtés des pauvres. Quand il a voulu partir, elle lui a dit : « Reste avec nous car le jour baisse ! » Voulait-elle que cet homme reste avec elle ou qu’il ne se perde pas dans la nuit ? Tout le monde a besoin d’une rencontre, ça a aiguillé sa vie. C’est une allusion aux pèlerins d’Emmaüs qui croisent la route du Christ après sa résurrection, et, sans l’avoir reconnu, lui offrent l’hospitalité. J’avais avoué à sœur Solange mon vrai métier. C’est aussi elle qui m’a ordonné de faire ce livre. « Ce travail que vous faites en ce moment est un refuge, vous ne voulez pas entrer dans votre vie. Vous savez écrire, rendez hommage au travail des agents hospitaliers et à la détresse des malades. »

D’autres textes religieux vous tiennent-ils à cœur ?

« La nuit de ton chemin sera lumière de midi. » Ces mots d’Isaïe sur la nécessité de défaire ses chaînes m’ont beaucoup aidée dans la vie. Ils ont été remaniés par la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) pour la chanson du mouvement : « La nuit de ton combat sera lumière de midi. » (Elle le chante.)

J’étais amie avec un aumônier de la JOC qui s’improvisait prêtre à Saint-Paul. C’était un ancien mousse qui avait fait l’Indochine. Il y a vu la même chose que moi : des prêtres qui disaient aux populations du Vietnam du Nord que la Vierge Marie était partie au Sud ! Il a été mis au fer après avoir tenté d’expliquer aux Vietnamiens que la Vierge Marie était partout. Il est devenu prêtre pour qu’on l’écoute.

J’ai fait sa connaissance quand il m’a interpellée dans la rue après la publication des Linges de la nuit. Il venait de se faire interdire de sermon pendant trois mois après avoir prôné la lutte des classes pour résoudre les problèmes de pauvreté ! Je l’ai engueulé : « Est-ce que j’ai prononcé une seule fois ces mots dans mon livre ? Non. Et pourtant, ça dit bien ce que ça veut dire. » « Oui, je l’ai bien compris d’ailleurs. » « Et bien, les autres aussi et ils ne sont pas plus cons que vous. » Je l’ai alors aidé à écrire ses sermons.

Pendant la guerre aussi, j’ai connu un religieux, l’abbé Lavallard. C’était un mec celui-là ! Il est dans la bande dessinée (extrait ci-dessus). On le voit notamment prononcer une homélie véhémente invitant ses paroissiens à résister. Il est mort pendant la guerre. Comme résistant et pas comme prêtre. Ma pauvre mère, qui allait à la messe tous les jours, à 5 heures du matin, craignait qu’il ne se fasse arrêter. Quand je suis entrée officiellement dans la Résistance, j’étais toute fière et je l’ai mis en garde.« Vous risquez d’aller en prison, mon père, je sais de quoi je parle. » Il m’a rétorqué : « Tu fais ton boulot et moi le mien ! Je vais te dire deux choses : ne dis rien à tes parents et encore moins à un prêtre ! » À l’époque, une partie importante d’entre eux était favorable à Pétain, mais beaucoup d’autres ont caché des juifs ou sont devenus aumôniers de maquis.

Au lieu d’essayer de me dissuader de m’engager, il m’a poussée dehors comme une bouteille de champagne contre un navire. Il a ri et m’a crié : « Bon vent ! » Il n’était pas banal. Il avait été envoyé dans ce trou perdu parce qu’il n’était pas dans la ligne. Un paysan m’a dit : « On a un drôle de curé ! Je lui ai offert un peu de beurre et quelques œufs frais de ma ferme. Il ne dit pas non, mais je sais qu’il en fait cadeau le lendemain à une famille dans le besoin. »

Il prononçait des sermons exagérés afin d’attirer l’attention de réseaux de partisans et d’entrer dans la Résistance. Ça a fonctionné. Il a fini dans l’état-major des partisans de la Somme. Mais il a été arrêté, emprisonné puis déporté à Mauthausen. Il a refusé qu’on le place dans un bâtiment destiné aux prêtres. Il a travaillé un an comme un chien avant d’être gazé. Trois jours après, le camp était libéré…

Continuez-vous à écrire ou composer des vers ?

J’ai arrêté d’écrire des poèmes il y a deux ans, car ma main droite, blessée lors d’un attentat, est maintenant paralysée. En 1962, l’Organisation de l’armée secrète (OAS) a essayé de m’assassiner à Oran, en lançant un camion contre la voiture dans laquelle je circulais avec deux confrères.

J’ai commencé à composer des poèmes à 8 ans, de façon naturelle. Plus tard, quand je faisais du grand reportage, j’envoyais un article et un poème. Parce qu’on peut dire tout ce que l’on veut dans un poème. La censure ne les lit pas. C’est bien connu depuis la Seconde Guerre mondiale. Quand Éluard a écrit Liberté, c’est paru légalement. Ils ne sont pas allés jusqu’au bout en se disant « ah, c’est pour sa petite amie ! ». Les Lilas et les Roses, d’Aragon, a été publié en bonne place dans Le Figaro. Sous l’Occupation, la poésie était très forte, y compris dans les camps. Ils avaient besoin de cela pour tenir. Quand on écrit une poésie, on oublie tout. J’ai glissé dans Les Linges de la nuit des citations de poèmes sans dire d’où ils viennent.

Les Linges de la nuit a eu un immense succès en 1974. Il reparaît aujourd’hui, mais reste brûlant d’actualité. Avez-vous le sentiment d’avoir aidé vos lecteurs ?

C’est la presse qui a dit qu’il fallait rééditer Les Linges de la nuit, car il décrit exactement la situation des hôpitaux d’aujourd’hui avec la crise sanitaire et la pandémie. J’ai reçu énormément de coups de fil à propos de ce livre, lors de sa sortie. Cela n’a jamais cessé.

À force de consulter des psys pour parler de la guerre et de ce que j’ai subi, j’ai développé les quelques talents que j’avais en psychologie et en psychanalyse et on m’a donné des diplômes. Depuis 1977, je donne des consultations. On me demande conseil dans des situations qui paraissent désespérées. Depuis l’école de médecine, j’ai toujours été en blanc quelque part dans ma tête. Lors de mes reportages, je soignais les gens que je croisais.

Aujourd’hui, ils m’appellent au téléphone. L’un d’eux m’a contactée en me disant qu’il avait commis son premier acte de résistance face au Covid : « J’en ai eu marre, j’étais révolté, j’ai convoqué des copains qui ont convoqué d’autres copains. On était au moins 300. On a bu un bon coup. C’est ça la résistance ! » J’ai dit : « Monsieur, ce n’est pas de la résistance, c’est du suicide ! »

Un grand patron de service hospitalier m’a appelée pour me dire qu’il faudrait que j’aille voir un de ses jeunes patients, âgé de 20 ans. « Il déteste tout le monde et il ne m’écoute pas. » Je me suis rendue à son chevet. Ça devait durer huit jours, ça a duré huit mois. À la fin, on m’a téléphoné pour me dire qu’il souffrait terriblement. Je suis venue et lui ai donné d’autorité une dose de morphine. « J’en prends la responsabilité », ai-je dit à l’infirmière qui m’a répondu : « Le médecin est comme tous les autres mecs, c’est toujours l’infirmière qui doit faire la piqûre de morphine. » Il est rentré chez ses parents avec qui il s’était réconcilié. Il était prêt.

Un autre voulait voir un prêtre avant de mourir, mais il avait peur que sa famille ne se moque de lui. Je lui ai dit que je ferai en sorte qu’il ne soit pas dérangé pendant qu’il voyait un aumônier.Les gens qui m’appellent m’aiment, je ne sais pourquoi. Mais s’ils me savent malade, j’ai peur qu’ils me plaignent. Ma vue a été abîmée lors de l’attentat d’Oran. On a eu beau me rafistoler, je suis totalement aveugle depuis deux ans. Je fais comme si de rien n’était, mais je ne peux plus lire. Je n’aime pas en parler, mais je vous fais cette confidence car c’est important que les gens sachent que je continue à résister, malgré tout. C’est un message que j’adresse à ceux qui sont malades : il faut essayer de vivre comme résistant et non comme martyr.

 

(1) Au Sud-Vietnam, on désignait les enfants par rang de naissance. Les Vietnamiens lui donnent un nom de code pour ne pas qu’elle soit repérée. Elle devient donc la « 8e sœur » ou « Chi Tam », qui symbolise « la dernière née, la plus petite, la préférée ».

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