Un journal suisse romand disparaît (24/06/2021)
Édito, le magazine suisse des médias comme il se sous-titre, qui est l’organe du syndicat des médias et de la communication, consacre son édition no 2 de cette année, diffusée en juin, au journalisme local, tandis que les Chambres votent 178 millions dans le cadre de la révision de la loi sur les médias* et que le Conseil des Etats met le journalisme d’investigation sous la menace d’un recours accru à l’interdiction anticipée de publication par voie judiciaire**, tout cela sur fond de polémique sur la neutralité perdue des journalistes.
Thèse principal, le journalisme local est mort sauf exception. Au banc des accusés, les grands éditeurs qui ont rapatrié les rubriques non locales au centre, soit à Zürich et à Lausanne, et qui désormais dictent à leur rédaction locale de rédiger des papiers pouvant être lus sur une vaste portion du territoire national. Autant dire que les compte-rendus des conseils communaux ou municipaux et même des Grands Conseils des petits cantons, qui n’intéressent qu’un lectorat local, risquent de passer à la trappe. Rebref, c’est la démocratie qui est en danger.
Ce choix de la focale - l’audience - détermine en effet en bonne partie le choix des news dans un canard. Seuls les nouvelles les plus sexys, capables de soulever la paupière de lecteurs devenus paresseux et adipeux trouveront place dans les pages des quotidiens par ailleurs toujours plus minces.
Ambiance plombée donc pour Édito, qui affiche en couverture le monde d’avant: des liasses de journaux fraîchement sortis de presse. Et voilà que j’apprends la mort de Domaine public. Le magazine des socio-démocrates suisses meurt au combat après 58 ans de bons et loyaux services.
Domaine public n’était pas un journal local au sens d’Edito. C’était une publication d’opinion, centrée sur la politique fédérale et les faits de sociétés, comme la Suisse en a compté beaucoup (et en compte toujours un certains nombre sur le Net).
Malgré une migration précoce sur la toile, Domaine public meurt de ne pas avoir trouvé les forces vives et nécessaires à sa production. «Quel rédacteur bénévole a encore le temps d’approfondir un sujet, de se plonger dans une documentation, de vérifier ses sources pour des articles écrits pendant de rares moments de liberté, demande Jean-Daniel Delley. La tâche est devenue trop lourde pour une équipe réduite et vieillissante. Et de conclure: «Vive Twitter et Facebook ! »
Triste constat qui me fait immanquablement penser à toutes ces vieilles associations promises au même sort faute d’avoir su non pas seulement passer le témoin mais insuffler la motivation profonde pour le combat mené et la reconnaissance due au travail bénévole, sans laquelle aucune entreprise n’est durable. Oh combien j’en mesure le bien-fondé, moi qui vient d’accepter la présidence du Conseil de paroisse de mon église de Compesières.
Au-delà de la motivation des bénévoles, les causes de ces cessations d’activités sont plus profondes et plus inquiétantes.
La loi des rendements décroissant. Les pionniers qui ont combattu pour l’AVS, la sécurité de l’emploi, les droits syndicaux, l’égalité formelle des hommes et des femmes, la protection de l’enfance, l'éducation pour tous et j’en passe ont rapidement vu les fruits de leurs engagements. Ce qui les a fortement motivés. Mais voilà que la courbe de croissance s’aplatit et que sa progression réclame des montagnes d’efforts pour de tout petits progrès parfois à peine perceptibles. C’est la fameuse règle des 80/20 qui dit qu’il est relativement facile d’atteindre 80% d’un objectif mais que les 20 dernier pour-cent sont toujours plus difficile à réaliser.
Tout travail mérite salaire, se disent un jour les bénévoles. Cette maxime tend à devenir une règle. Voyez combien d’actions sociales, de formations sportives, culturelles, d’engagements pour l’environnement sont désormais le fait de professionnels dûment rémunérés, embauchés pour 40 heures ou moins, régulièrement formés et parfaitement assurés contre les aléas de la vie. Pire, ceux qui voudraient consacrer un peu de temps bénévole aux autres sont confrontés à toute sorte de règlementations, d’exigences professionnelles et personnelles, d’obligations de rendre des comptes et de remplir des formulaires.
Le temps, c’est de l’argent et si l’argent ne fait pas le bonheur, il contribue sûrement au confort de vivre. Les bénévoles sont souvent confrontés au dilemme de devoir sacrifier une (bonne) partie de leur vie et de celle de leur famille à la cause qu’ils chérissent. Et quand la famille est décomposée ou recomposée, le dilemme devient vite un casse-tête. Sans parler du travail qui pompe et qui épuise.
Toute vérité n’est pas bonne à dire. Cette autre maxime semble à nouveau s’imposer. Le procès Mila en cours en France voit s’affronter deux libertés d’expression: la noble, celle de Mila de critiquer la religion et l’odieuse, celle des accusés qui considèrent que l’appel au meurtre contre la blogueuse relève de leur liberté d’expression. Sidérant. Mais tellement évocateur d’une société où des jeunes se font désormais censeurs comme l’explique encore ce matin l’avocat Richard Malka au micro de France Culture.
Ajout du 24 juin:
* Des réfractaires à la subvention publique dont des petits éditeurs de journaux gratuits en ligne lancent un référendum contre la manne fédérale. (Lire Le Temps du 17 juin et le magazine Persönlich) et là Bruno Hug, son ancien propriétaire membre de la bande des trois référendaires)
** Le national corrigera-t-il le vote des Etats qui a supprimé l’adverbe « particulièrement » devant le mot grave dans le cas des mesures provisionnels qu’un tiers qui s’estime mis en cause peut demander à un juge? C’est ce qu’espère la gauche. L’affaire a même suscité un éditorial de l’éditeur de La Tribune de Genève et patron de TX Group Pietro Supino.
15:42 | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
Vous, les journalistes, vous vous êtes moqués, ou vous avez tout simplement ignorés les taxis lorsqu'ils ont subi l'invasion de Uber.
Nous vous avions avertis. Nous étions les premiers.
Ne venez pas pleurer.
Il ne vous reste plus qu'à plier, obéir et diffuser la doxa ou disparaître.
Honte à vous !
Écrit par : Pierre Jenni | 24/06/2021
Les journaux indépendants disparaissent un a un. Quant aux survivants, sauf exception, ne survivent-ils pas seulement par le nom puisque devenant des parcelles de conglomérats dont l`unique but est de vendre de la pub, ce qui limite a sa maniere la liberté d`expression ? Cette dégradation du journalisme aboutit au minimalisme et la pruderie dans le traitement des sujets et les lecteurs en viennent a oublier ce qu`était le journalisme de qualité auparavant.
Écrit par : Jean Jarogh | 25/06/2021