"Moi, Henry Dunant, j’ai rêvé le monde" (20/06/2009)

dunant henry.jpgLe 24 juin prochain, on commémore les 150 ans de la bataille de Solférino. Solférino, morne plaine italienne, qui serait à jamais tombée dans les oubliettes de l'Histoire si, un homme, les hasards de l'histoire ont voulu que ce fut un Genevois (venu sur place pour obtenir une faveur de Napoléon III), n'avait pas était soudain saisi par l'humain qui était en lui et qui se rebellait devant la barbarie de ses frères.

Solférino, c'est un an avant le plébiscite sur l'Annexion des Savoies à la France. En 1859, c'était donc un Etat voisin de Genève, déjà allié de Napoléon III, qui était en guerre contre l'Autriche. Objectif l'unité de l'Italie. Le deal était le nord de l'Italie au royaume de Sardaigne contre la Savoie et Nice à la France.

L’unique biographie complète de Henry Dunant est parue chez Albin Michel sous la plume de mon ancien confère de la Tribune de Genève et ami Serge Bimpage. Ecrite sur le mode du « je » - Dunant étant mort sans être parvenu à s’expliquer sur sa faillite financière retentissante - elle a valu à son auteur le Prix 2003 de la Société littéraire de Genève.

L'ouvrage n'est évidemment plus en librairie. L'éditeur n'a pas cru devoir engager les frais de diffusion en cette occasion. Dommage! Parisianisme peut-être, économie sans doute. L'internet permet cependant de se le procurer ici. Les frais de port pour la Suisse sont cependant plus élevés que le prix du bouquin! On en trouve d'occasion et certainement dans nos bibliothèques.

Extrait :

« Solferino ! J’ignorais jusqu’au nom de ce village, tandis que je faisais route en direction du lac de Garde. Il est désormais synonyme d’horreur à mes oreilles ainsi qu’à celles du monde entier. Une horreur telle que les deux jours que j’ai passé à observer les conséquences de l’insupportable entrechoquement des troupes. Son sillage de cadavres et de blessés hurlant à la mort, auraient sans nul doute été refoulés au tréfonds de ma mémoire si je ne les avais exorcisés en écrivant Un souvenir de Solferino.

Après ma descente en Italie, c’est dans un état d’épuisement avancé que je traversai les Apennins. Dans ma hâte d’approcher l’empereur et d’assister à une belle bataille, j’aurais fait crever les chevaux de la calèche s’ils n’avaient pas coûté si cher. Sans cesse, j’enjoignais le cocher à forcer l’allure, refusais qu’on fît halte pour manger et encourageais ce dernier ainsi que les passagers quand il fallut traverser les rivières lombardes à gué ou sur le dos de porteurs parce que, dans leur retraite, les Autrichiens avaient fait sauter les ponts.

A Brescia, je me mis en quête d’une nouvelle voiture. La chose ne fut pas aisée. Personne n’était assez insensé pour affréter une calèche en partance pour l’est où se déroulait la bataille. J’en dénichai une que je payai rubis sur l’ongle et me retrouvai largué quelques heures plus tard sur les hauteurs avoisinant Castiglione. C’est de là que je crus assister, vers trois heures du matin, à l’événement tant attendu. Ce fut le pire de mon existence.

Il y eut un moment d’hésitation du côté français. Puis l’ordre fut donné de charger. Une fumée de poudre et un nuage de poussière s’élevèrent du sol. Alors, je vis ce que les mots ne peuvent pas décrire, les hommes avancer comme des bêtes puis tomber, rang par rang, aussitôt remplacés par la ligne suivante, se jeter les uns sur les autres en un corps à corps, une boucherie lente et infinie, s’offrir avec effroi aux balles des fusils gros calibre de quatorze à dix-neuf millimètres, à l’acier, aux crosses des fusils, aux mains, aux pieds, aux ongles, aux dents même, enfin à tout ce qui pouvait déchiqueter tandis que le soleil se mettait cyniquement de la partie comme soufflant sur la braise ; j’entendis le concert atroce des cris d’épouvante, des râles et des plaintes monter de la plaine vers les collines comme des âmes en fuite abandonnant déjà les corps et tentant désespérément de s’élever vers les bras de Dieu. Même les pierres criaient. Je sentis de tout mon être l’apocalyptique bruissement des branches des arbres dont les feuilles s’envolèrent en une nuée noire pour être aussitôt impitoyablement rabattues par une pluie diluvienne sur les soldats gisant, face contre terre et buvant aussitôt de tout leur saoul cette eau mêlée d’urine et de sang.

Et cela n’était rien encore. Pire que la mort, tandis que la nuit recouvrait l’épouvante de son linceul, une fois la bataille achevée et les Autrichiens déroutés, les hurlements de quarante mille soldats aux membres déchiquetés, aux viscères éclatés, aux cerveaux transpercés, résonnèrent sans discontinuer de colline en colline, jusqu’au petit jour, et toute la journée qui suivit.

J’ai vu, j’ai entendu, j’ai assisté à tout cela, comme dans un cauchemar sans perspective de réveil, j’ai soutenu avec peine le regard de l’homme affolé qui déjà n’en était plus un, le murmure de ses lèvres prononçant le nom de sa mère cependant que des taillis bondissaient déjà les voleurs venus le dépouiller de ses quelques sous, de sa médaille ou de son passeport. Et c’est alors, au fond de l’enfer, tandis que je psalmodiais aussi machinalement qu’inutilement des versets de la Bible, pareil à l’enfant égaré dans la forêt, la nuit, qui se met, dans son angoisse, à compter ou à entonner une comptine, c’est alors qu’au fond de l’abîme, là où l’on ne distingue plus les ténèbres de la lumière, où tout ordre, toute raison, toute humanité a définitivement fait place au chaos, à la folie et à l’abject, c’est là que j’éprouvai pour la première fois, Dieu me pardonne, comme je me précipitais vers les blessés à qui j’apportais un improbable réconfort, le sentiment d’un sens. Pareil, sans doute, au mathématicien qui vient de trouver la formule, semblable, qui sait, à l’artiste dont le trait jaillit, spontané, direct et parfait, ce sens n’avait à voir avec une quelconque explication, encore moins la moindre justification. Ce sens était celui de l’acte pur, droit, désintéressé. Celui d’un homme vers un autre homme, au-delà de sa nationalité, de sa race et de sa condition.

Et sous l’effet de ce divin renversement de perspective d’où surgissait de moi l’homme véritable, je ne distinguai plus les reliquats d’obus déchiquetant un morceau de la tente de secours ; je n’entendis plus les coups de feu arrachant le drapeau rouge des ambulanciers ; je n’éprouvai plus de peur et ne connus plus le doute ; j’étais tout entier dans le geste qui soulage, le langage du partage, saisi corps et âme par une irrésistible conversion samaritaine. Il n’y avait plus à penser ni à s’émouvoir. Il n’y avait plus qu’à agir !

Les services d’ambulances de Napoléon III se hasardaient sur le champ de bataille, ne sachant qui secourir des quarante mille blessés quand ils n’en avaient la capacité que pour trois mille. Sous les tentes bondées, les chirurgiens opéraient, coupaient, sciaient, taillaient, amputaient en d’ultimes et dérisoires combats contre la mort lente de la gangrène. Singulièrement, c’est au cœur même de l’absurde et du non-sens que, dépourvu du moindre commencement de pensée qui aurait entraîné plus d’un homme à se demander à quoi bon sauver dix ou vingt soldats lorsque vingt mille allaient mourir et lui aurait procuré par là même la justification de sa lâcheté, je me révélai à moi-même. Alors que je m’agenouillai aux pieds du premier blessé pour le réconforter par la bonne parole du Christ, remontèrent à la surface de ma conscience les personnages bibliques de mon enfance ; tandis que je sollicitais l’aide des villageois et d’un groupe de touristes accourus sur les lieux, se rassemblaient toutes mes capacités d’organisateur et de meneur. J’improvisai une modeste équipe de volontaires, distribuai les tâches, lâchai la bride à ma petite troupe pour en former une autre. En quelques heures, quelque trois cents personnes travaillaient ainsi sous les ordres d’un touriste égaré qui ne l’était plus, qui était désormais l’ « homme en blanc », tel qu’on me désignerait plus tard, dont le casque colonial, dérisoire attribut d’un exploiteur qui n’était plus moi, ne prêtait plus à sourire.

Afin de porter secours aux blessés et leur fournir un toit, il fallut mobiliser le village tout proche de Castiglione delle Stiviere. Quand j’y parvins, les petites églises des Capucins de San Giuseppe, de Santa Rosalia et de Maggiore, le cloître et la caserne débordaient de corps couchés sur la paille et les planche et même jusque dans les rues. La seule église Maggiore en recueillit à elle seule plus de cinq cents. J’y retrouvai l’odeur nauséabonde du champ de bataille de Solferino, la plainte insoutenable des moribonds les yeux levés ver le Très-Haut. Bon nombre des cinq mille habitants que comptait la bourgade s’étaient levés à l’aube, ce dimanche matin-là, pour venir en aide aux soldats. C’était pourtant loin de suffireà la tâche titanesque qui nous attendait.

Je résolus d’envoyer quelques éléments de mon escouade frapper à la porte de ceux que la crainte enfermait chez eux. Bon gré mal gré, les femmes grossirent les rangs de ma petite troupe. D’abord fascinées par leurs libérateurs, elle se dirigèrent vers les Français, puis, secouées par mes sermons, elle surmontèrent leur haine pour se rendre au chevet des Autrichiens.

A ce point de mon récit, j’aimerais que vous compreniez cette révélation qui fut la mienne en assistant au spectacle que j’avais moi-même initié : le dépassement de la haine chez les femmes de Castiglione. Il leur avait fallu davantage d’efforts qu’aux soldats à se battre pour aller offrir leur aide morale comme médicale aux Autrichiens. Quand je les y avais encouragées, elles m’avaient regardé comme le diable en personne. Mais, une fois agenouillées auprès de ces hommes blessés dans leur âme comme dans leur chair, par une guerre dont ils n’étaient que les malchanceux exécutants, je pus lire sur leurs visages la transfiguration matérielle de la haine en amour. Elles devenaient des saintes.

Et nous touchons à un point des plus délicats dont je voudrais que les générations futures se préoccupent. La sainteté de ces femmes lombardes, sans doute en avaient-elles confusément conscience, en rencontrait une autre : celle des soldats ennemis eux-mêmes qu’elles venaient secourir. Car, elles n’étaient pas sans ignorer que la sombre beauté du métier de soldat rédie dans le devoir, lequel étend ses exigences au-delà du mépris de la mort, jusqu’au sacrifice de sa personne. Dans cet effacement de lui-même, dans le désintéressement et l’abnégation, le soldat perçoit l’armée comme un ordre, semblable à celui des Templiers, ou à celui des Chevaliers teutoniques, susceptible de lui procurer une perfection intérieure. Alfred de Vigny a développé cet aspect de l’armée dans Servitude et grandeur militaire : « Les régiments sont des couvents d’hommes, mais des couvents nomades, partout ils portent leurs usages empreints de gravité, de silence, de retenue. On y remplit bien les vœux de pauvreté et d’obéissance… »

Il faudra qu’un jour on apprenne au soldat à soupeser la loi du drapeau ou l’ordre du chef avant de l’exécuter. Il faudra bien , si l’on ne veut pas cautionner la guerre en soignant ses plaies, que l’on comprenne qu’il y a quelque chose au-dessus de l’ordre et du code. Bref, il faudra bien désacraliser la guerre, en lui substituant des lois internationales efficaces jusque dans la guerre elle-même.

S’il était une seule idée que Dieu m’accordât de transmettre aux générations futures, ce serait celle-ci : la paix n’a rien de circonstanciel, d’aléatoire ni de subjectif. Elle est le fruit d’une confrontation active et douloureuse avec les forces du mal qui ne cessent de tenter l’humanité. De ces forces, j’affirme qu’il est bon d’avoir peur. Je milite pour une heuristique de la peur – de la conscience aiguë, chaque jour, de ce que nous nous figurons que nous pourrions perdre et de ce qui risque de nous détruire.

Ne me contentant plus de distribuer des paroles d’Evangile, je fis le siège du commandant de la place jusqu’à ce que j’obtienne l’aide de trois médecins italients et d’un infirmier corse. Avec eux, j’appris l’art des bandages et l’utilisation de la charpie que j’enseignai à mon tour aux volontaires. Plus je m’affairais, halluciné d’horreur et de fatigue, plus je me sentais revivre. Je m’autorisai à sourire à la distribution des bouillons et des soupes que j’avais obtenue du haut commandement, tandis que les bénévoles du village murmuraient : Tutti fratelli. Je vibrai de tout mon être à la décision du même commandement, toujours sur ma suggestion, d’enrôler les prisonniers autrichiens dans le service d’ambulance, composant alors un bataillon de la Croix-Rouge avant la lettre.

Mais il suffit. Je n’ai plus les mots, encore moins la force. La seule évocation de ces jours à Solferino et à Castiglione m’épuise. Les tremblements qui secouent mon corps sont ceux de ces armées qui ont fini par y établir caserne toute ma vie durant.

Singulièrement, de ce flot d’images et de scènes insoutenables, je n’ai conservé qu’une seule, nette, précise, gravée : celle de ce jeune soldat italien dont les cheveux, comme me le confirmèrent ses compagnons d’armes, avaient blanchi d’un seul coup la nuit qui avait suivi la bataille. Il avait vingt ans. Il attendait la mort avec indifférence. Eclairé par ma lanterne, son visage était un mystère : impossible de savoir s’il pleurait ou maudissait la vie qu’on lui volait. Ce jeune homme, je l’ai porté en moi toute mon existence. Il m’a côtoyé au point de faire l’objet de ma communication, bien des années plus tard, lors de mon entrée dans la Société d’ethnographie de Paris. Il me hante aujourd’hui, au crépuscule de ma vie. Ce jeune soldat, c’est moi. Mais je m’en tiendrai là de ce que j’ai connu de la guerre. Tout est consigné dans mon Souvenir. Je l’ai heureusement écrit quand j’étais jeune. Cet ouvrage est le seul dont je puisse aujourd’hui me réclamer sans honte ni arrière-pensée.

Il m’arrive d’en relire parfois quelques passages. Sa sincérité constitue la pièce à conviction de ma réhabilitation. Enfin, une moitié de pièce. A dire vrai, je n’étais arrivé qu’après la bataille. Je me suis installé sur ma colline juste après qu’elle fût achevée. De sorte que la description que je viens de vous en faire est inventée, comme dans mon Souvenir. Il n’en demeure pas moins que j’ai vu les scories. Après tout, les événements ressentis, même s’ils n’ont pas été vécus, n’existent-ils pas autant que les « vrais » ? Je ne m’en suis quoi qu’il en soit jamais guéri. »

Serge Bimpage

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